lundi 4 janvier 2010

Nudité à Venise : Titien, Tintoret, Véronèse

Le Louvre accueille jusqu'au 4 janvier 2010 une exposition intitulée « Titien, Tintoret, Véronèse : Rivalités à Venise ». L'occasion de se pencher sur la peinture vénitienne du XVIe siècle, riche en couleurs et en femmes dénudées.

Pendant qu'à Rome, Michel-Ange s'amuse à peindre 567m2 de scènes religieuses sur le plafond d'une chapelle pour le pape, en Vénétie les artistes s'en mettent plein les poches en brossant des femmes dénudées pour des riches banquiers lubriques. Et alors que le premier, tout en muscle, affirme que la sculpture est l'art suprême, le Titien ose attaquer ses tableaux directement sur la toile, en travaillant les masses de couleur, sans passer par des esquisses préparatoires. C'est la traditionnelle opposition entre le disegno toscan et le colorito vénitien, entre le dictat du dessin et le primat de la couleur. En effet, plutôt que de peindre des grandes fresques un peu pâlichonnes, du coté Adriatique on penche plutôt pour l'huile sur toile à la manière flamande, qui rend mieux les effets de textures et donne une impression de vie au tableau. A tel point que ça deviendra une spécialité régionale, type AOC.

Titien, La Vénus d’urbino, 1538, huile sur toile, 119 x 165 cm, Galleria degli Uffizi, Florence


Pour plonger dans la Sérénissime version XVIe siècle, prenons la célèbre Vénus d'Urbino de Titien. On y voit une jeune femme entièrement nue, tranquillement allongée sur son lit. Les esprits pervers auront vite fait de s'apercevoir que la belle semble même en train de se toucher. C'est à peine si on remarque les deux servantes fouillant dans un coffre au fond et le clébard qui roupille.
Qui est cette belle demoiselle? Quelle pouvait bien être la fonction de ce tableau? Bonne question.
Le nom qu'on a donné à la toile après coup laisse entendre qu'il s'agit d'une Vénus, donc d'une peinture mythologique. Ça paraît logique, puisqu'à l'époque, c'est le seul genre où la nudité n'est pas taboue. Oui mais voilà, notre Vénus n'est pas affublée de son traditionnel compagnon, Cupidon, ce fin tireur. Et si le lit vous paraît plutôt classe, à bien y regarder, ce n'est que deux matelas empilés par terre, pas le top pour une déesse, vous imaginez bien, un peu comme la princesse au petit pois. Alors qu'en est-il vraiment?
- Une pin-up, nous rétorque Daniel Arasse, vous savez, comme la page centrale de play-boy punaisée dans les cabines des camionneurs. Sans blague? Pas si saugrenu que ça, si on se fie à Manet, qui prend l'œuvre de Titien comme modèle dans son Olympia, la courtisane qui fait scandale en 1863 auprès de la bourgeoisie bien pensante parce qu'elle ose regarder le spectateur, comme pour lui dire oui c'est toi que je veux mon lapin, parée en plus d'un nœud autour du cou, très « paquet-cadeau ».



Edouard Manet (1832-1883), Olympia, 1863, 130x190 cm, Musée d’Orsay, Paris


La référence controversée du chef de file impressionniste au chef d'œuvre du Titien nous laisse entrevoir une autre hypothèse : le commanditaire de l'original, ce coquin de Guidobaldo Della Rovere, Duc d'Urbino, aurait-il réclamé un portrait de sa favorite, déguisée en Vénus pour faire passer la pilule? Ce serait mettre de coté certains détails du tableau. Un peu d'iconographie s'impose.
Le bouquet de roses que notre tentatrice tient dans la main, la myrte sur le rebord de la fenêtre et le petit chien sont, plus que des signes de coquetterie, des symboles de mariage et de fidélité. On sort donc du sulfureux contexte extraconjugal pour retomber dans quelque chose de plus matrimonial. A ce titre, c'est peut-être au fond du coffre à l'arrière plan que se trouve la clé du mystère : ce genre de mobilier était justement offert lors des noces aux nouveaux époux, et le dos du couvercle était couramment orné d'images érotiques.
Là, un bref historique des pratiques sexuelles de la Renaissance peut nous mettre sur la piste. A l'époque, on est loin de l'ère de la pilule contraceptive et du porno sur internet. On fornique pour procréer et basta, sinon croix de bois croix de fer tu pourris en enfer (dès lors, pas étonnant que les mecs commandent des tableaux de femmes à poil). Et Rona Goffen nous explique que selon les croyances de nos ancêtres, la femme ne pouvait être fertilisée qu'au moment de la jouissance. Certains médecins préconisaient donc tout naturellement une petite séance d'onanisme avant de passer aux choses sérieuses, ainsi l'imagerie érotique dans la chambre des époux était bienvenue, voire même recommandée, puisque elle pouvait aider madame à donner de beaux héritiers à Monsieur (qui pouvait au passage se rincer l'œil). On imagine donc le tableau donc un contexte d'intimité, accroché au dessus du lit du Duc et de la Duchesse. Mais ça reste à prouver.
En tout cas, les historiens de l'art n'ont pas fini de fouiller dans ce tableau, un peu comme ce personnage agenouillé au fond qui fouille dans le coffre. Et les deux, la tête dans le noir, n'y voient rien depuis bientôt 500 ans.
Au fond, toucher et voir, c'est un peu comme boire ou conduire, il faut choisir, et c'est peut-être là, si ce n'est la clé, le paradoxe de ce tableau, en quelque sorte manifeste de l'œuvre de Titien. Je m'explique : la servante cherche avec ses mains dans le coffre de mariage mais n''y voit que dalle, tandis que le spectateur se délecte de cette nénette idéale mais ne peux pas la toucher, alors que la touche du maitre rend parfaitement l'effet de chair de la belle, au point qu'il en devient presque tactile. Frustrant, d'autant plus que la belle, elle se touche. Vous me suivez? C'est de la masturbation intellectuelle.

Dans un genre un peu plus trash, on a carrément la scène de viol, assez novateur pour l'époque. C'est l'histoire de Tarquin qui tombe fou amoureux de Lucrèce, la femme de son pote, la plus vertueuse du royaume, et donc la plus belle, car à l'époque on pense que l'apparence physique est le reflet de l'âme. Tarquin le vilain pénètre un soir dans la chambre de la sainte-n'y-touche et menace de la tuer si elle ne s'offre pas à lui. Mais Lucrèce déclare préférer mourir que d'être ainsi déshonorée. Alors Tarquin, malin, dit qu'il va tuer un esclave à coté de son cadavre si elle ne se laisse pas faire, pour dire à son mari qu'ils les a surpris en train de fricoter et a été obligé de les tuer, question d'honneur toujours. Tordu, mais ça marche, Lucrèce ne supporte pas l'idée de voir ainsi sa mémoire entachée et finit par céder. Après le drame, Lucrèce, souillée à jamais, convoque son père et son frère et leur avoue tout avant de s'enfoncer une dague dans le cœur, ne pouvant supporter de vivre ainsi déshonorée.
On fait donc de Lucrèce un emblème de vertu et de fidélité, et c'est plutôt ça qu'on faisait ressortir de l'histoire dans les tableaux, comme le fait Véronèse ici.

Et revoilà notre intrépide Titien qui décide de représenter non plus le moment du suicide mais l'instant du viol. On passe du mélodrame au film d'action. Et on n’est pas déçus :





Titien, Tarquin et Lucrèce, c. 1568-1571, huile sur toile, 180x141 cm, Fitzwilliam Museum, Cambridge

Lucrèce, surprise dans son lit, presque nue, tente de repousser l'agresseur, tandis que Tarquin, les yeux révulsés, s'agrippe violemment à son bras et la menace de son couteau. Tous les muscles de son corps sont tendus et la rigidité du personnage contraste avec la beauté voluptueuse de Lucrèce, tout en rondeur. Le genou avancé entre les jambes de la victime préfigure le viol et renforce l'impression de violence qui se dégage de la scène.
Ce tableau faisait partie des poesia commandées par Philippe II d'Espagne. Il s'agit d'une série de six toiles du maître à sujet mythologique qui présentent principalement des femmes dénudées pour le bon plaisir du futur roi. L'artiste parle de cette toile dans sa correspondance avec Philippe en ces termes : « une autre invention picturale à laquelle je consacre probablement plus de peine et d'ingéniosité qu'à tout ce que j'ai fait depuis bien des années ». C'est là où je dis que le mec ne manque pas de culot, et vous allez voir pourquoi.

Heinrich Aldegrever, Tarquin et Lucrèce, 1539, gravure, 11.9x7.6 cm


Si représenter l'instant qui précède le viol de Lucrèce est sans précédent en peinture, ce n'est pas le cas en gravure, genre considéré comme mineur, plus « grand public » de par sa capacité de reproductibilité, où l'on ne se gêne pas pour représenter l'acte ignoble de Tarquin, bon prétexte pour faire une femme nue, c'était déjà vendeur au XVIe. Le sujet est même en vogue au moment des faits, et Titien a largement pompé dans certaines estampes. Je prendrais pour exemple une gravure d'Heinrich Aldegrever de 1539, avec le lit, Lucrèce carrément nue, le couteau et les deux protagonistes dans une position très similaire, avec le même genou avancé. Alors de là a parler de l'« invention picturale » de sa carrière, un peu gonflé, non?
En fait, Titien traduit la gravure en peinture de manière plus subtile. Alors qu'Aldegrever nous expose bien le minou de Lucrèce, au centre de la composition, le maître le cache délicatement derrière un drap, tandis que le bras gauche de Lucrèce vient comme par hasard masquer ses seins. Mais finalement, en cachant plus qu'en montrant, le désir n'en ressort que renforcé. La force de suggestion, mec. En fait, il adapte la scène un peu vulgaire de manière plus fine pour un roi très catho. Et ça marche.
En dehors de ça, le sujet mériterait sans doute une lecture psychanalytique. Là encore, il y a une sorte de paradoxe : On admire d'abord de la touche de l'artiste, qui rend parfaitement la texture de la tendre chaire de Lucrèce : on bave, comme Tarquin. Et puis on se rend compte qu'il s'agit d'un viol, alors forcément on condamne, c'est abject. Et on se délecte quand même... Pour aller plus loin, on pourrait penser à la redécouverte de l'Antiquité, spécialité de la Renaissance, et y voir un acte cathartique à la manière d'Aristote. Et puis, il y a ce troisième personnage à gauche de l'image, un gamin dans l'ombre, inconnu au bataillon. Un complice de Tarquin? Un témoin de la scène? Le serviteur que Tarquin menace de tuer avec Lucrèce? Mystère et boule de gomme. Personnellement, j'y vois une sorte de délégué du spectateur dans le tableau, qui tire sur le rideau pour nous dévoiler cette affreuse scène dont personne n'a été témoin.
En tout cas, le sujet connaitra un certain succès puisque Titien en fera trois versions (la 2, avec une variante dans la position du bras de Tarquin, et la 3, en plan rapproché) et qu'un de ses rivaux, le plus jeune Tintoret, peindra lui aussi la scène.

Jacopo Tintoretto, Tarquin et Lucrèce, c. 1578-1580, huile sur toile, 175x151.5cm, Art Institute, Chicago

Le Tintoret représente avec Véronèse la nouvelle génération de peintres vénitiens version XVIe siècle, qui tente d'être calife à la place du calife en dépassant le grand maitre un peu vieillissant. Mais pas facile de se débarrasser du vieux chnoque, qui vivra jusqu'à ses 86 ans, et de son influence sur la peinture dans la région. Si bien que même en étant son concurrent, on s'y réfère, on ne se gêne pas pour reprendre ses bonnes idées, aussi pour prouver qu'on peut faire mieux.
Ici, Tintoret va plus loin en renforçant encore l'effet de violence, avec une statuette renversée, des draps défaits et une Lucrèce en déséquilibre, tirée en arrière. L’artiste insiste sur l'effet d'instantanéité, avec un oreiller qui vole en l'air et les perles du collier soudainement brisé qui tombent comme des larmes d'impuissance. Ça donne un coté pris sur le vif; on est au moment où tout bascule. Le jeunot bouscule les choses et pousse plus loin l'aspect dramatique de la scène pour mieux frapper les esprits.
On est en même temps proche et très éloigné du troisième grand rival, Véronèse, à qui il arrive aussi d'insister sur l'aspect dramatique de ses sujets, mais qui se la joue plus magistral. On passe du film d’action au théâtre et ses grands décors. C’est surjoué.


Paolo Véronèse, Persée et Andromède, 1584, huile sur toile, 260x211cm, Musée des Beaux-Arts, Rennes


Je prendrais pour exemple son Persée et Andromède, lui aussi exposé au Louvre et à classer dans la rubrique jeune femme dénudée.
Pour la petite histoire, c'est la mère d'Andromède qui aurait dû tourner sept fois sa langue dans sa bouche avant de l'ouvrir pour dire qu'elle et sa fille étaient carrément plus belles que les néréides, ces nymphes de la mer. Parce que forcément, ça provoque la colère de Poséidon, et la pauvre fille, victime de l'audace de sa mère, se retrouve enchainée à un rocher, en proie à un monstre marin. Heureusement, le brave Persée, qui vient de couper la tête à la Méduse, passe par là en volant jusqu’à chez lui et se dit qu'un exploit de plus ne ferait pas de mal à son image de superhéro mythologique, surtout s'il y a possibilité de s'envoyer en l'air à la clé. Mais pas fou le mec, Persée va d'abord négocier avec les parents affolés, et obtient la main de la fille et tout le royaume en échange de son intervention. Satisfait du contrat, Il s'attaque à la bête et emporte avec lui la belle. L'histoire connaît donc une fin plus heureuse que celle de Lucrèce, mais on y retrouve la même thématique de la femme en péril, motif qui continue de connaitre du succès aujourd'hui, dans la famille je voudrais Loïs Lane.
Et justement, Véronèse prend comme modèle la Lucrèce de Tintoret pour son Andromède. Regardez : même position des bras, le gauche levé et la main droite ouverte en signe d'impuissance, un seul pied d'appui et l'autre jambe repliée, et la tête tournée de profil chez les deux figures, de manière inversée mais très similaire. On voit qu'entre peintres, on ne se gêne pas pour piquer les uns chez les autres, c'est la « rivalité à Venise » dont nous parle le Louvre.

Mais Véronèse nous impose aussi sa vision héroïque et grandiloquente avec ces couleurs chatoyantes et un Persée tout en puissance, prêt à porter un coup fatal au monstre, loin de Titien et son sauveur un brin maladroit. Et il en profite pour habiller un peu plus la fille, qui reste très élégante dans sa pose malgré la situation d’urgence.

Au final, l'expo nous propose un beau panel de chefs d'œuvre exceptionnellement réunis, ce qui permet le genre de comparaison que je viens de faire, toujours plus intéressant que de voir les tableaux isolés. Et n’allez pas croire qu’il n’y a que des jolies filles dévêtues ! Si vous préférez les animaux, allez voir le tableau de Bassano, première toile à avoir des chiens pour sujet principal, une petite révolution mine de rien. Des chiens, on en trouve aussi plein dissimulés dans les Cènes et autres Repas à Emmaus, parce que oui bon d'accord, Titien et sa clique ne font pas que des gonzesses dans le plus simple appareil, mais aussi des scènes religieuses et des portraits, moins marrants mais tout aussi géniaux.
Bref, une belle occasion de se pencher sur ces vénitiens, trop méconnus du grand public, tout les yeux étant tournés vers les grands maîtres de Rome et Florence. L'inventeur des tortues ninja n'aura d'ailleurs retenu que Leonardo (le bleu aux katanas), Donatello (le violet au bâton, mon préféré), Michelangelo (orange aux nunchakus) et Raphaelo (le rouge aux couteaux bizarres). Et pourquoi pas Tiziano, Tintoretto, Veronese et Bassano? La prochaine fois que je vais au resto italien, je commande une pizza veneziana ! (tomate, fromage, oignons, champignons).

A lire : Le catalogue d’exposition et On y voit rien de Daniel Arasse, pour une histoire de l’art avec une tentative d’humour.